Comment Bernard Tullen "radiographie" gens et choses
Danièle Gillemon, Le Soir, 15 avril 2006
Il peint - comme s'il voyait au travers - les architectures, les villes, et les gens. Une maîtrise nouvelle et une troublante sérénité.
Voilà une galerie qui fête ses vingt ans au soleil d'un bâtiment historique rénové avec une grande pureté de conception. Le calibre d'un musée d'art contemporain dans le flanc de la belle abbaye de Stavelot. Coiffée elle-même d'un nouveau directeur riche en projets, en promesses de front artistique. En attendant ces beaux jours, juste récompense d'un travail abattu dans l'exigence, les animatrices du Triangle Bleu proposent une expo nouvelle. Vraiment belle.
Depuis des années, le Belgo-Suisse Bernard Tullen gratifie le Triangle Bleu de ses visions diaphanes, désincarnées, un peu floues, surexposées. Des visions qui demeurent vivaces en dépit de leur propension à se dématérialiser, à tendre vers une relative abstraction. Mais c'est sans doute la première fois que ce peintre d'une quarantaine d'années montre tant d'unité dans la qualité, d'intensité dans la légèreté, de fermeté dans la construction, d'intransigeance dans la transparence.
Sa technique est étrange, complexe, sûrement besogneuse. Il lui faut, selon une dialectique subtile, peindre et estomper, affirmer et atténuer, poser et retrancher. Et, quand il s'agit de gouaches sur papier, laver à grande eau ! Le peintre a ses secrets, qu'il dévoile volontiers. Mais la recette n'est rien, s'efface comme par enchantement devant l'évidence poétique, discrète, sobre, prégnante.
Une luminosité diffuse, mystérieuse, pénétrante.
Tullen s'est toujours servi de photographies pour mener à bien son entreprise de décantation éblouie. Tantôt il les choisit dans les médias, tantôt il les réalise lui-même. Moins des images d'actualité que largement politiques ou poétiques, soustraites au temps qui file et dévore sa proie. Le peintre lui substitue le temps de l'art, temps de pause et de recul, loin des bruits et des rumeurs de la vie active. Dans une luminosité diffuse, mystérieuse et pénétrante, il campe ses sujets, leur conférant une aura étrange. " Vider la photo de sa chair, supprimer son contexte, voir ce que cela donne en peinture ", dit-il. Ainsi, Dolly, la fameuse brebis, devient ce portrait en grand format carré, tout en abnégation et charisme troublants.
Tullen anticipe, dirait-on, le temps de la conscience et de la mémoire, peignant la transparence tremblée mais obsédante des choses. L'objet et la figure sont importants, mais toujours prétextes à décantation. Il lui faut saisir, dirait-on, au-delà de l'opacité mensongère de la matière, la trame, l'architecture, la manière dont l'image s'imprime en chacun. L'ombre portée des choses, la marge d'interprétation. Sa technique paraît radiographier le monde, l'assourdir, le faire discrètement inquiétant en le nimbant d'un fin veloutement.
Face aux grandes fleurs aux tiges croisées, aux architectures de villes, d'usines, d'entrepôts entrevus comme si le plan sans cesse brouillait l'élévation, on pourrait pourtant se méprendre et croire à de grandes photos retravaillées. Mais l'ambiguïté s'efface vite. Subtilité infinie des couleurs toujours par deux - gris légers et sourds, verts tilleul et bronze, bruns sourds et sépia -, douceur du grain, vibration lumineuse, on comprend vite qu'il s'agit de peinture à l'huile. Des plus maîtrisées. La photographie, par le biais de l'ordinateur, reporte sur la toile les grandes lignes d'un sujet. Ce sujet donne l'impression d'avoir été trié avec le plus grand soin. Immobiliser une image pour sa fragilité, sa capacité à éveiller la vigilance entre les lignes que la lumière distend, les volumes qu'elle évide. On dirait que Tullen peint à travers le rideau des cils, ouvrant le champ du tableau au silence. Une grande sérénité, une mélancolie insigne baignent cette peinture qui voile sans occulter.