Terres vagues

Eric Merguin


Les terres vagues jettent dans le paysage
de soudaines interruptions de mélancolie
qu'elles ombrent d'une estompe
plus noire...
Haillons sacrés, elles sont comme
les lambeaux d'une poésie primitive
et sauvage que la main et la herse
de l'homme ont déchirée.
Barbey d’Aurevilly


- et d'abord, l'étonnante suite des oeuvres sur papier: l'éclat de l'élémentaire, l'élément de la terre, le produit d’une combustion d'où l'on a recueilli la précieuse substance devenue vision sous les doigts du dessinateur.

A la différence du calligraphe et peintre d'extrême orient, Bernard Tullen ne pousse pas la préparation de sa matière jusqu'à la plus fine et monotone pulvérulence mais lui conserve l'irrégulière variation de son grain, ouvrant ainsi l'espace peint à toutes les transmutations des nuances et des formes, du sombre profond et des aériennes taches grisées aux teintes bistres ensemencées d'adamantines incandescences.

En philosophe alchimiste, Nietzsche avait déjà vu dans le diamant un frère sublimé du charbon que la vertu génésique a tiré de la glaise ferreuse pour lui donner brillance et dureté; de même ici, le génie poétique se donne la matière et le souffle long propres à décliner sous des ciels mouvementés la variété non-finie des terres vagues.

Et c'est alors comme si, des laves mouvantes ou des-blocs entrouverts, s'échappaient de confuses paroles de cendre et de fumée ; comme si ces terres, désertées de toute présence humaine, sinon par les profondes cicatrices d'étranges labours laissées dans le sol, venaient en retour assiéger nos souvenirs...

Car ces paysages (plutôt ces climats) tout à la fois très familiers, prochains même, et complètement inquiétants, sortis d'un très lointain ailleurs, ces climats de plaines mortes, de vallonnements, de reculées anciennes ou de tranchées plus récentes, marquent brusquement un écart: les mêmes scènes, qui nous étaient apparues dans un premier jour comme les effets fulgurants mais énormément retardés d'un lent mouvement géologique, montrent soudain un décor tout autre, celui formé sous les empreintes d'un autre feu, exclusivement destructeur celui-là, qui a fait de ces terres des champs de bataille, lourds d'une mémoire silencieuse, la nôtre.

Mais la surprise la plus forte est encore à venir: elle gît tout entière, je crois, dans la reprise (au sens noble et authentique de nouvel essor auquel Kierkegaard a élevé ce concept), reprise de cette double poussée, élémentaire d'une part, mémorative de l'autre, rendue visible tour à tour dans la première suite de terres vagues inventées par Bernard Tullen et finalement réconciliée ici dans l'ensemble des huiles, grâce à l'usage raffiné, subtil de matières colorées, mêlées à la fluidité du lin, puis disposées sur le corps de toile de la même essence : jaune lumière illuminant maintenant la scène d'un jour neuf, halo de vert au sein duquel clignote parfois, aléatoirement un éclat de vermillon.

Ici et maintenant, la toile se fait présence, pan sauvé de terres vagues, climat d'une vision tout intérieure, chose mentale donc, battant le tempo de l'intériorité, et l'expression d'une région familière dont le corps en marche s’est assimilé obscurément la part de rêve et de drame.