Bernard Tullen laboure les couleurs terre

Philippe Mathonnet, LE TEMPS •  24 mars 1998

La gamme des bruns est lourde d'ambivalences. Elle est répulsive, comme dans ces grandes huiles lissées auxquelles se heurte d'entrée le visiteur. Leurs surfaces mates sont difficilement situables pour l'oeil. Mais cette gamme sait aussi montrer ses ardeurs. Ainsi, dans ses petits dessins au bistre - pigment qui conserve le grain et la chaleur de la suie -, Bernard Tullen n'a aucune difficulté à nous entraîner jusqu'au fond du paysage.
L’artiste genevois (né en 1960) joue d'ailleurs à merveille de cette propriété double des couleurs dites terre. Et quand les ocres, les terres d'ombre et de Sienne, les noirs extraits de diverses calcinations se font enjôleurs ou sépulcraux, ces tons ne font que répercuter les sourds battements de la terre, tantôt nourricière, tantôt dévoreuse. Le regard donc doit se battre pour s'abreuver ou résister. Comme le font ces monochromes sombres, que l'auteur blesse de striures pour qu'ils avouent leurs flétrissures. Car ce sont des champs de batailles, marqués de stigmates: fils d'acier qui les cinglent, barbelés qui les étoilent.
Mais le petit-fils peintre est en train de s'extirper des tranchées où son grand-père s'est battu et dont les souvenirs ont déteint sur ses toiles. Ses récentes huiles sur papier préparé sont plus amènes. Leurs tons gris évoquent la glaise et le peintre semble y avoir déjà pétri quelques formes: cailloux ou têtes, on ne sait pas encore. La sérénité semble désormais s'être installée. L'alternance des sensations a toutefois du bon. Elle permet de rappeler que jamais rien n'est conquis d’avance et qu'il ne tient qu'à nous de retourner des champs d'honneur en champs de bonheur.





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